ATTENTE Longue est la nuit du 1er août pour Narcisse Praz. Bouclé à Champ-Dollon pour des raisons inconnues, l’engrenage des pensées tourne dans sa tête. Et il analyse ses rêves prémonitoires.
Impossible de trouver le sommeil : la tension nerveuse. Je m’aperçois aussi que j’ai faim. Ils ont «oublié» de m’apporter à manger. Au fait, comme la soupe qu’on m’a présentée à la cellule de Sion n’a «pas passé» – gorge trop serrée oblige -, je n’ai pas mangé depuis la veille. Sourire vers mes bourrelets graisseux abdominaux : tant mieux, une bonne cure.
Chef de gang!
Je bois de l’eau du robinet. Abondamment. Je me couche. Je ferme les yeux. Peine perdue. Je ne dormirai pas. Alors je me relève. Je découpe dans mon journal à publicités quelques fragments de pages blanches ou grises et j’écris. J’écris un poème à la femme que j’aime. Mais celui-là, vous n’y aurez pas droit. Elle est toujours présente : elle est peut-être en train de me téléphoner, qui sait ?
Et les vengeances se font jour dans mon esprit : malheur à qui séparera ces deux destins qui n’ont qu’une âme.
Elle ne me retrouvera pas à son retour de voyage. Que va-t-elle penser ? Elle apprendra fatalement que je suis en prison. Que va-t-elle penser ? Et l’obsession commence. Et les vengeances se font jour dans mon esprit: malheur à qui séparera ces deux destins qui n’ont qu’une âme. Dans mon coeur, je suis déjà un assassin : pour cet amour-là, je me ferai chef de gang !
La tête contre les murs
A quoi occuper mon esprit ? S’ils me gardent ici, s’ils ne me donnent pas de papier pour écrire, je crois que je vais m’éclater la tête contre les murs. A quoi occuper mon esprit pendant toute cette longue nuit ? Car je sens bien que je ne fermerai pas l’oeil : et si je tombais sur un juge particulièrement obtus qui décide de me renvoyer en prison pour quelques jours, quelques semaines, quelques mois ?
Et puis, que me reproche-t-on ? Préparer une défense, une argumentation ? Je ne sais rien.
Sait-on jamais avec cette race-là ? Ils ont tous les pouvoirs. Et puis, que me reproche-t-on ? Préparer une défense, une argumentation ? Je ne sais rien. Rien de rien. Pour la première fois de ma vie, ce n’est pas moi qui décide pour moi. Torture.
Dans un bain de boue
Occuper mon esprit pour ne pas chavirer. Mes rêves. Mes rêves prémonitoires. Depuis l’âge de seize ans, j’analyse mes rêves.
Depuis quatre nuits, j’ai fait des rêves dont l’aspect prémonitoire est évident.
J’ai au moins cent cinquante rêves différents qui sont tous pour moi des symboles évidents. Depuis quatre nuits, j’ai fait des rêves dont l’aspect prémonitoire est évident. Premier rêve : je suis trempé dans un bain de boue, je m’y enlise. J’appelle au secours. Je parviens à m’en arracher et je me trempe dans l’eau pure de mon torrent qui me lave. Mais je risque d’être emporté par le courant. Je me réveille. Symbole alarmant et rassurant à la fois : je parviens à m’arracher à la boue. Cela signifie-t-il que le juge va me libérer demain ? Demain ? Mais ce n’est pas demain : c’est aujourd’hui, car il est déjà deux heures du matin. Deuxième rêve : je suis couché sur le dos et je m’enlise. De nouveau. Dans un marécage. Je parviens à m’en arracher. Même présage, même symbole.
Payer mes dettes
L’espoir me revient. Troisième rêve. L’interprétation de celui-là, j’ai dû la chercher dans un livre de symboles. On m’a subtilisé ma veste et le portefeuille qu’elle contenait. Cela se passait dans un hôtel. L’hôtel ? La prison ? J’ai peu, très peu d’espoir de la récupérer : les employés de l’hôtel ne sont peut-être eux-mêmes les auteurs du vol. Or, j’ai absolument besoin de cet argent pour payer mes dettes.
C’est un Karma, vous ne pouvez plus éviter d’expier une faute commise, l’engrenage est déjà en marche.
Et un ami qui m’a trahi autrefois apparaît dans mon rêve. Je menace de le tuer. Alors, il se met à faire du chantage en criant à la cantonade : «Vous avez entendu ? Il veut me tuer ». Et je me réveille. Au chapitre des dettes, j’ai trouvé ceci : c’est un Karma, vous ne pouvez plus éviter d’expier une faute commise, l’engrenage est déjà en marche. Me voici bien renseigné désormais. Mais, au fait, quelle faute ? Je ne sais toujours pas ce que j’ai commis qui mérite châtiment.
(à suivre…)